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La Déplacée / Heiner Müller

 

Traduit de l’allemand par Irène Bonnaud et Maurice Taszman

Disponible aux Editions de Minuit.

 

Créée le 30 septembre 1961 dans un faubourg de Berlin-Est et interdite le soir même, La Déplacée est la pièce qui valut le plus d’ennuis à Heiner Müller. Mais c’était aussi celle qu’il aimait le plus : « La Déplacée est ma pièce préférée. L’histoire la plus dense en matériau, la plus fraîche aussi. C’est toujours comme ça : au début il y a une innocence dans les textes, qu’on ne retrouve jamais plus ».

Tout avait pourtant bien commencé. De 1957 à 1961, Heiner Müller avait travaillé à la pièce, avec l’aide de sa femme Inge et le soutien financier du ministère de la culture de la RDA. Destiné au Deusches Theater, le projet était d’autant plus soutenu par les autorités qu’il suivait en apparence les directives du moment. A la conférence de Bitterfeld (avril 1959), on avait appelé travailleurs et intellectuels à œuvrer ensemble pour montrer la réalité quotidienne de la construction du socialisme. « La voie de Bitterfeld » semblait renouer avec la littérature documentaire des années vingt, offrant aux écrivains est-allemands un espace de liberté pour décrire la situation réelle du pays. Mais comme le dira plus tard Müller, la réalité eut vite raison du réalisme.

Il avait choisi pour sujet les bouleversements vécus par un petit village est-allemand, de la réforme agraire (1946) jusqu’à la collectivisation agricole (1960). Ayant habité dans le Meklenburg jusqu’en 1947, il pouvait puiser dans ses souvenirs pour décrire l’arrivée dans les villages des déplacés, ces rapatriés allemands fuyant la Pologne ou l’Union soviétique que les autorités évitaient d’appeler réfugiés.

Et par son titre, Müller semblait annoncer une adaptation d’une nouvelle d’Anna Seghers parue en 1953. Dans La Déplacée, Seghers raconte l’histoire d’Anna Nieth, Allemande arrivée de Pologne trois ans auparavant et toujours logée avec ses deux enfants dans « le cagibi » d’un paysan aisé, Beutler. Grâce à une réunion tenue à l’auberge et l’intervention d’un conseiller de district, elle pourra déménager et se sentir enfin chez elle dans un nouveau pays. Dans un autre récit du même cycle, Le Tractoriste, un jeune homme perd une jambe quand son tracteur heurte une grenade enfouie dans un champ. Après un court moment de désarroi, il se réjouit de la prothèse qu’il recevra bientôt.

Ces anecdotes survivent à l’état fragmentaire dans la pièce de Müller, mais elles deviennent marginales tant s’accumulent autour d’elles d’autres faits, d’autres désirs. Même si l’admiration de Müller pour Seghers était réelle, il semble avoir accompli ici le même geste iconoclaste qu’avec sa première pièce, L’Homme qui casse les salaires (1956), histoire cruelle d’un « Héros du travail » glorifié par la propagande et détesté des ouviers. (…) Mais à peine un mois après la construction du mur de Berlin, l’heure n’était pas à la critique ni à l’humour. Les nombreux rires des spectateurs pendant la représentation ne firent qu’aggraver les choses. Sortant de la salle, l’auteur surprit un commentaire de spectateurs  : « ceux-là, ils joueront bientôt pour l’inauguration du Festival de théâtre de Bautzen » (la prison où étaient enfermés les opposants au régime).

De fait, dans la nuit qui suivit, tous les comédiens furent interrogés et poussés à une auto-critique en règle : « chacun d’entre nous sait à présent qu’en jouant cette pièce nous avons servi les intérêts de nos ennemis de classe, les militaristes ouest-allemands, et que nous avons ainsi activement soutenu leurs efforts pour affaiblir notre république, détruire le pouvoir ouvrier et paysan et précipiter l’humanité dans le désastre d’une troisième guerre mondiale ». Convaincus d’avoir été manipulés par les instigateurs d’un « complot anti-communiste et anti-humaniste », ils interdirent eux-mêmes l’entrée du théâtre au metteur en scène B.K.Tragelehn qui fut exclu du Parti et envoyé pour quelques mois dans les mines de charbon.

L’auteur fut convoqué à une réunion de l’Union des écrivains qui tourna rapidement à un procès public contre une pièce « objectivement contre-révolutionnaire et décadente ». On traita Müller de « Beckett de l’Est » (la pire insulte). Alfred Kurella, qui avait déjà polémiqué contre Brecht dans les années trente, compara le cynisme de Müller à celui de traîtres fameux, Radek et Boukharine. Tous les manuscrits de la pièce devant être confisqués par les autorités, Müller et sa femme passèrent la nuit à en faire une copie. Submergé par des rumeurs concernant son arrestation imminente, Müller finit par suivre les conseils de ses proches et écrivit une auto-critique qui lui permit d’échapper à l’incarcération, mais pas à l’exclusion de l’Union des écrivains. Sans aucun travail pendant deux ans, Müller en gardera le souvenir d’avoir été comme un pestiféré en quarantaine, tel Philoctète, le personnage de la pièce qu’il écrivit alors.

Il est tentant de voir dans l’interdiction de La Déplacée et le passage à une adaptation de Sophocle une césure dans l’œuvre de Müller, qui aurait été forcé par la censure est-allemande de passer du réalisme direct de ses premiers textes aux allégories énigmatiques du reste de son œuvre. Lui-même raconte qu’Hanns Eisler lui avait alors conseillé de mieux camoufler le thème de ses pièces : « Voyons, Müller, on est obligé de procéder ainsi en Allemagne. Vous savez bien, c’est la méthode Schiller,- quand vous voulez parler de l’Allemagne, racontez une histoire de tyran autrichien assassiné en Suisse ».

Bien plus tard, dans un entretien de 1983 accordé au Spiegel, Müller revient sur le tournant qu’a constitué pour lui « l’affaire » de La Déplacée :

  -  Vous êtes un homme si drôle : pourquoi n’écrivez-vous que des choses sinistres ?

   -     En fait, je trouve presque toutes mes pièces plutôt comiques. Je suis toujours étonné qu’on remarque si peu cette drôlerie et qu’elle soit si peu utilisée dans les spectacles. J’ai même écrit une vraie comédie, La Déplacée. C’est peut-être parce qu’elle a été si terriblement prise au sérieux et qu’elle a conduit à mon exclusion de l’Union des écrivains que j’ai été obligé ensuite de me cacher derrière un masque si sévère. (…)

Dans son livre-manifeste Drogue Faust Parsifal, le metteur en scène Einar Schleef cite La Déplacée comme une date importante dans l’histoire du théâtre européen et s’intéresse de près aux beuveries des personnages de la pièce. Selon lui, le théâtre occidental a peu à peu refoulé le chœur (féminin) des tragédies grecques et n’a plus fourni ensuite, en guise de représentations du collectif, que des variations autour du même rituel : la Cène, absorption d’une drogue par une communauté d’hommes. Mais dans La Déplacée, le sang du Christ est remplacé par la bière pression :

Dans La Déplacée de Müller, on boit de la bière, mais on se rappelle la soif de sang d’autrefois : à présent suspecte, mais toujours impossible à apaiser. « Bière pour tous ! », crie la taverne. « Du sang pour tous ! », répond la guerre, toujours invaincue, toujours à l’affut devant la porte du bistro, comme si elle voulait rattraper ceux qui lui ont échappé. Les personnages reconnaissent son odeur devant la porte ; effrayés, ils boivent encore plus, dans l’espoir qu’elle partira s’ils s’écroulent sur le sol, ou que leurs bredouillements la feront fuir. Ou bien ils essaient de l’attraper, comme des enfants, mais elle ne se laisse pas faire, elle s’échappe, comme si elle n’était pas vraiment là, comme si elle n’était qu’un souvenir, une vision sortie du tonneau... Pour lui échapper, un paysan se suicide. On coupe la corde, en RDA l’heure est à la comédie, le paysan revient à la vie. Ressuscité / liquidé par le collectif. « Bière pour tous ! », crie le rescapé et va se chercher une autre corde, moins facile à couper.

Coincés entre les massacres du nazisme et la paranoïa de la guerre froide, enfermés dans une zone crépusculaire entre l’ancien et le nouveau, les personnages de la pièce figurent toute humanité perdue dans un temps « hors de ses gonds », hésitant entre passé et avenir. La RDA fournit la matière de la pièce, mais l’œuvre très vite s’échappe, promenant son miroir à travers les époques, et toute la vitalité intacte de son rire méchant. « La seule grande comédie de la littérature allemande », affirme B.K.Tragelehn et on est tenté de lui faire confiance : il a  payé pour voir.

 

Diane Scott, La Déplacée : la RDA sortie des tiroirs

 

Champ.

Un paysan avec une charrette à bras. Sur la charrette, des pierres de bornage. Un paysan avec une banderole : LA TERRE DES JUNKERS AUX MAINS DES PAYSANS. Un paysan avec un drapeau rouge, Beutler avec des papiers. Un joueur d'accordéon.

Musique.

 Beutler

Arrête la musique. En

Application du décret concernant l'expropriation

Des junkers et grands propriétaires terriens

Qui entre en vigueur à la date d'aujourd'hui

Nous remettons entre les mains des paysans -

Paysan avec banderole

Parle plus vite, bourgmestre.

Beutler

Chaque chose en son temps.

Avant la communion, le prêche.

Au paysan avec le drapeau :

Penche-toi.

Utilisant le paysan comme table pour écrire :

Parcelle de cinq hectares attribuée

A Kaffka, Erwin, anciennement ouvrier agricole,

Huit enfants.

Paysan avec banderole

Il est dans ma peau.

Et aujourd'hui est le premier jour où il se sent bien dans son pelage. Le plaisir avec la femme, je  ne le compte pas, une femme est un demi plaisir au prix de huit enfants. La bière gratuite le jour des élections, je ne la compte pas non plus : courte fut l'ivresse du renouveau et quatre ans de gueule de bois ; pour la bière, j'ai donné mon sang, dans la guerre que j'avais votée. Ma peau est internationale. Des raclées en Allemagne, en France des poux, en Russie le gel. Ma peau, je l'ai portée à travers deux guerres, elle n'en est pas ressortie plus douce, plutôt plus dure. Elle y a gagné trois trous de trop : elle n'était pas assez dure. Le troisième m'a rendu riche : les remerciements de la patrie, un genou en argent. Le soir de ma vie est assuré : si besoin est, on a un genou à mettre en gage. Ou les héritiers en feront faire des cuillères après moi.

Je le dis comme c'est : jusqu'à aujourd'hui

Je serais volontiers sorti de ma peau pour une meilleure.

Dans chaque prière, j'ai glissé un mot à l'oreille de

Il montre le ciel du doigt.

Pour avoir un trou de départ plus distingué

Ou pour que ma mère me reprenne.

Mais c'est ainsi : pour sortir de sa pelure

Personne n'a d'autre sortie que

Vers le bas, où les vers épluchent l'homme.

Dès le départ, coupée avec le cordon ombilical

La retraite vers la mère.

Aujourd'hui je dis : il est bien qu'il en soit ainsi

Et ma mère fut la bonne porte d'entrée.

Beutler

Abrège tes aphorismes, Kaffka. Tu ralentis la réforme agraire.

 

Développé avec Berta